Texte d’Odile Pinard, photographies de Jean Vandamme.

Le village de Saint-Ursanne, dans le canton suisse du Jura, doit son nom à l’ermite qui y vécut au VIIe siècle dans une grotte surplombant le village.

Tout commence en Irlande, dans l’abbaye de Bangor, vers 590, quand le moine Colomban décide de s’embarquer avec douze compagnons pour accomplir une peregrinatio pro Deo – entendez par là, aller évangéliser les contrées païennes d’Europe. Notez bien qu’il a douze compagnons, comme le Christ eut douze apôtres : quand il s’agit d’annoncer l’Évangile, on ne mégote pas avec la symbolique.

Notre petit groupe débarque en Armorique (Bretagne actuelle), s’enfonce en territoire franc, et doit reconnaître que les Mérovingiens ne sont pas des païens et que le christianisme est bien implanté dans leurs territoires, même si la vie religieuse n’y est pas d’une très haute spiritualité. Il est finalement accueilli par Gontran, roi de Burgondie, qui lui donne une terre à Annegray, au pied des Vosges. Nos moines intrépides font des émules et l’abbaye se développe rapidement ; il faudra en fonder une seconde, puis une troisième, pour lesquelles le successeur de Gontran, Childebert II, qui est aussi roi d’Austrasie, cédera des terres à Luxeuil et à Fontaines.

La règle de Colomban, très exigeante, repose sur une ascèse stricte et la confession des fautes pour lesquelles un tarif pénitentiel est élaboré. Colomban s’adresse au Pape afin de soustraire ses fondations à l’autorité de l’évêque du lieu ; il s’oppose aussi aux évêques et au Pape à propos de la date de Pâques qu’il veut continuer de calculer à l’irlandaise, mais son combat ne s’arrête pas là : il prétend régenter la morale de tous, prêtres et laïcs.

S’il a grandement contribué à l’évangélisation des campagnes par les nombreux monastères fondés par lui ou par ses disciples, il n’en reste pas moins que ce saint homme n’a aucune notion des codes en vigueur auprès des grands de ce monde et qu’il ne pratique pas la langue de bois : il va jusqu’à oser bafouer la reine Brunehaut, la plus grande reine de l’époque, princesse wisigothique d’Espagne, épouse de Sigebert Ier, roi d’Austrasie, régente pour son fils Childebert II, puis pour ses petits-fils Théodebert II et Thierry II, elle qui avait été sa protectrice depuis de longues années. Nous sommes à la fin des années 600, la reine vit dans une villa, près d’Autun, dans le royaume burgonde de son petit-fils Thierry II qui, comme souvent chez les Mérovingiens, a quatre fils de plusieurs concubines, mais pas d’épouse légitime. Alors que Colomban s’y était rendu pour demander quelques subsides, elle le prie, en retour, de donner sa bénédiction aux enfants ; il refuse, les traite de « fils de p… », et affirme qu’en tant que tels ils n’accéderont pas au trône, puis il part faire un esclandre au palais de Thierry II. En 609, il aggrave encore son cas en refusant au roi venu visiter Luxeuil l’entrée à l’intérieur de la clôture monastique, alors que ce dernier est dans son droit puisque c’était son père qui en avait donné les terres.

Encore quelques péripéties et vous comprendrez facilement que tout ceci aboutisse à une reconduite à la frontière dans des conditions de sécurité très strictes ; cependant Thierry II et Brunehaut laissent aux moines irlandais qui l’avaient accompagné le choix ou non de partir avec lui. Et c’est là que légende et hagiographie entrent en scène : un certain Ursicinus, notre Ursanne, sur le chemin du retour, aurait quitté son maître pour se réfugier dans un lieu désert et y vivre en ermite.

Évidemment, les aventures de Colomban ne s’arrêtent pas là, mais puisque Ursanne lui a faussé compagnie, c’est à lui que nous allons nous intéresser maintenant. Et voici que nous allons plonger dans l’incertitude la plus totale : en effet, si la vie de Colomban fut écrite quelques années après sa mort par le moine Jonas de Bobbio, celle d’Ursanne ne nous est connue que par une hagiographie écrite par un clerc cultivé du XIe siècle, à la demande de Hugues de Salins, archevêque de Besançon (dont dépendait le territoire de Saint-Ursanne). Quatre siècles après les événements, il est bien difficile d’avoir des certitudes au sens historique où nous l’entendons de nos jours, et ce d’autant plus que nous n’avons pas même accès au document original, mais ne pouvons que nous référer à ce que nous en dit un jésuite du XVIIe siècle, le père Sudan. Qu’importe, là n’est pas le but d’un récit hagiographique, alors abandonnons pour un temps notre esprit critique cartésien car si foi et raison se tiennent par la main, donner sa foi, c’est accueillir le Christ en soi et, comme le disait si bien Blaise Pascal : « Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point. » Les savants en hagiographie, hagiologues sérieux, vous diront que certains personnages de l’histoire ont des noms grecs, que l’on trouve des références à la mythologie, à des textes de Plaute ou d’Apulée, mais sans douter de la validité de leurs études, souvenons-nous que le texte a d’abord été écrit pour l’édification des fidèles. Plus tard, on a même taxé, d’un ton méprisant, tous ces récits de légendes… legendae, en latin, que ce mot est beau ! Gérondif du verbe legere, il ne s’agit rien moins que de « ce qui doit être lu » et donc de ce qui doit être compris, et l’usage était de s’y référer pour rappeler, au cours de la messe, les faits et gestes du saint du jour.

En quittant Luxeuil, Ursanne abandonne donc ses compagnons, s’enfonce dans la solitude du Jura, et termine son périple sur les bords du Doubs, dans une grotte naturelle qui s’ouvre au sud, au-dessus du village qui portera son nom : Saint-Ursanne (à une soixantaine de kilomètres au sud-ouest de Bâle). Il y vit en ermite (de eremos, désert, en grec), mais très vite son rayonnement va attirer à lui des disciples auxquels il donnera une règle.

Les principaux centres religieux de la Gaule au VIIe siècle

Quelques faits marquants nous sont rapportés :

  • Un jour, Euclion, le maître du château, l’invite à dîner dans le seul but de le pousser à boire, afin de le disqualifier aux yeux de ceux qui le prennent pour un saint. L’ermite, qui voyait là l’occasion de rappeler son hôte à ses devoirs, accepte l’invitation et ne se méfie pas des effets du vin. Quand il demande à se retirer il est déjà trop tard ; on va pouvoir le dénigrer…
  • Un autre jour son âne, en route pour aller chercher un malade, tombe dans un précipice, mais se relève indemne de sa chute, ce que l’on attribue à ses prières.
  • C’est aussi par ses prières qu’il fait jaillir une source salutaire de la pierre de la montagne.
  • Et voici le trait le plus populaire de sa légende : confronté à un ours qui venait de dévorer son âne, il lui enjoint d’accomplir désormais pour lui le service de l’animal domestique, et cette bête sauvage l’approvisionnera le restant de sa vie en racines et en herbes, lui permettant ainsi de soutenir un jeûne perpétuel.

Ayant accompli de nombreux miracles, il serait mort le 20 décembre 620, entouré de ses disciples.

Que faut-il retenir de ce récit d’un clerc du XIe siècle ?

Pour notre saint, il s’agit d’abandonner ses propres désirs – d’où l’insistance sur le jeûne – et de se laisser façonner dans le silence de la grotte pour une nouvelle naissance qui le conformera au Christ. La grotte est en quelque sorte une matrice qui s’apparente au sein maternel, et son ouverture au sud permettra à Ursanne de sortir de l’ombre de la mort pour renaître à l’admirable lumière de Dieu. Il y aurait beaucoup à dire sur ce symbolisme de la grotte, et n’oublions pas que le proto-évangile de Jacques comme l’évangile du pseudo-Matthieu, tous deux apocryphes, ont situé la naissance de Jésus dans une grotte, ce qui ne relève nullement du folklore, mais d’une certaine compréhension de la théologie de l’Incarnation.

Et que dire de l’épisode du château, sinon que son maître Euclion y joue le rôle de Satan pour tromper l’ascète et le conduire à l’ivresse. Or, si Jésus a été tenté au désert, il a su discerner les visées de Satan et a pu repousser le tentateur alors qu’Ursanne, qui n’était pas encore un ermite accompli et n’avait pas encore réalisé l’unité en lui, s’est laissé prendre au piège qui lui était tendu.

Quant au jaillissement de la source, il assimile notre ermite à Moïse qui fit jaillir l’eau du rocher dans le désert après la sortie d’Égypte, eau qui désaltère les Hébreux et les vivifie. La source nous donne cette eau vive qui jaillit du côté du Christ, elle est symbolique du baptême et de la vie nouvelle du chrétien. N’oublions pas que le départ d’Irlande avait été motivé par l’appel à la mission évangélisatrice.

Et puis, il y a l’ours, le roi des animaux ! Eh oui, si le lion est déjà sacré roi des animaux dans les régions de culture latine, il faudra attendre le XIIe siècle pour qu’il le soit dans les régions celtiques et germaniques de l’Europe où avait même existé un véritable culte de l’ours, considéré comme une divinité. L’ours représente la force sauvage, il est associé aux cavernes et aux forêts obscures, mais il a aussi un caractère anthropomorphe, sait se tenir debout, et d’après Pline, il s’accouple à la manière des humains, d’où l’idée qu’il puisse entretenir des rapports charnels avec la femme. Il appartient donc à l’homme de Dieu de dompter sa force et sa bestialité, et à la même époque nous trouvons plusieurs exemples de saints confrontés à des ours, tels Colomban qui force un ours à lui laisser un peu de place dans sa grotte ou saint Gall qui embauche le plantigrade comme compagnon maçon, et bien d’autres encore… tant ce topos est fréquent en hagiographie. Cependant, l’ermite ou le moine ne fait pas que dompter par l’ascèse et la prière cet animal bestial et puissant, il doit aussi dompter en lui les mêmes pulsions et l’ours est emblématique du combat spirituel dont Ursanne sortira victorieux. Alors, comme le Christ au désert, l’homme de Dieu peut vivre en paix avec les bêtes sauvages, preuve de la parfaite harmonie de la création avec son créateur, et du coup l’animal, humanisé, devient son inséparable compagnon.

Victorieux, vraiment ? Oui, bien sûr, si l’on se réfère aux attributs du saint, l’ours et la fleur de lys. Mais la fleur de lys, symbole de pureté, n’est-elle pas l’attribut de la Vierge Marie ? Après Guerric d’Igny ou Bernard de Clairvaux au XIe siècle, Maître Eckhart au XIVe nous livrera la clé de ce mystère dans sa célèbre définition : « Vierge veut dire rien moins qu’un être humain qui est dépris de toutes images étrangères, aussi dépris qu’il l’était alors qu’il n’était pas. ». Voilà, tout est dit, la feuille est blanche. Alors Eckhart poursuit : « Nous sommes tous appelés à devenir mère de Dieu ». En effet si dans son désir de Dieu, l’homme se vide totalement de lui-même, alors il peut « lui aussi concevoir ce Dieu que la terre toute entière ne peut contenir » (Guerric d’Igny).

Ursanne, au fronton de la porte d’accès au chemin de l’ermitage

Ces paroles surprenantes sont-elles encore pour nous aujourd’hui ? Très certainement car nos contemporains sont frustrés, ils reconnaissent en eux un désir profond, sans vraiment savoir ce qui leur manque, et nombreux sont ceux, chrétiens ou non, qui recherchent une expérience spirituelle par la méditation, se rendant bien compte qu’ils ne vivent qu’à la surface d’eux-mêmes dans un « divertissement » permanent, selon l’expression de Pascal. Les rayons des librairies regorgent d’ouvrages d’initiation ; nous pérégrinons jusqu’au bout du monde à la recherche de nous-mêmes, de notre être profond, tout en trimballant pourtant notre ego avec nous au fond du sac à dos…

L’été dernier, pour le 1400ème anniversaire de la mort d’Ursanne, la paroisse a proposé à tous ceux qui désiraient s’y inscrire de faire l’expérience de la vie de l’ermite pour une nuit, de 19h à 9h du matin, dans la chapelle toute proche de la grotte, sans tablette, sans smartphone, sans amis, seul avec les étoiles, le souffle du vent, les buissons qui frémissent au passage d’un animal et un frisson de crainte… C’est bien peu pour faire le vide intégral alors que notre cerveau ne cesse habituellement de fonctionner à 150 à l’heure, tous azimuts ! Mais l’essentiel n’est-il pas de tenter l’expérience ? Eh bien, croyez-moi, ce fut un vrai succès et le cahier d’inscriptions se remplit si bien qu’il est question de re-proposer ces temps d’immersion spirituelle l’été prochain. Après cet avant-goût fondateur, rien n’empêche de rechercher encore le silence, même en ville ! Ces temps de confinements à répétition pourraient y être propices… Alors transformons-les en instants d’éternité !

La proposition originale de la paroisse : vivre une nuit en ermite

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