Texte d’Olivier Gamby[1], illustrations d’Olivier Gamby et Guilhem Vellut.

En première année d’études d’architecture, un exercice nous était proposé : une analyse du Mémorial de la Déportation, œuvre de Georges-Henri Pingusson (1894-1978). Je me souviens être allé faire des croquis, à la pointe de l’île de la Cité. Comment signifier l’indicible ? Ici, c’est l’espace qui parle. Descente entre ciel et Seine, puis cheminement par un étroit passage comme une faille rocheuse entre deux blocs monolithiques, qui mène à la crypte.

Le parvis et l’entrée du Mémorial

Devant tant de souffrances apparaît la difficulté de témoigner. Au moins peut-on se recueillir et méditer la phrase de l’écrivain italien, ancien déporté, Primo Levi : « C’est arrivé et tout cela peut arriver à nouveau : c’est le noyau de ce que nous avons à dire.[2] ».

Le Mémorial des Martyrs de la Déportation a été conçu comme une évocation du souvenir au milieu des vivants : d’où son implantation au cœur de la capitale française, à la pointe de l’île de la Cité. Construit à l’initiative d’une association (« le Réseau du Souvenir »), l’édifice a été inauguré le 12 avril 1962 par le général de Gaulle, Président de la République. Le 29 février 1964, l’association en a fait don à l’État, le ministère des Anciens Combattants étant chargé d’en assurer le gardiennage et l’entretien.

« La crypte, espace central hexagonal, se prolonge par une galerie ardente à peine éclairée par 200 000 bâtonnets de verre, en mémoire des 200 000 Français qui ont péri dans les camps de concentration. Au départ de la galerie, la dalle du déporté inconnu. Au fond, une paroi de granit noir, au-delà de laquelle brille en permanence une lueur »[3]. Victoire de la lumière sur les ténèbres.

Vue intérieure

L’architecte Pingusson a voulu une construction sobre d’expression, enfouie dans la profondeur d’une terre pour laquelle chacun avait lutté et souffert, un lieu de méditation tout en symboles. Au centre de la crypte, l’étoile du souvenir est gravée dans une dalle de bronze. Dans deux galeries latérales, des logettes en forme de triangle abritent des urnes contenant de la terre des camps ainsi que des cendres provenant de tous les fours crématoires. Aux murs sont inscrits des extraits de poèmes que la tragédie de la déportation a inspirés à Desnos, Aragon, Éluard…

« Pour l’usager, le Mémorial peut s’interpréter comme un itinéraire en trois phases, auxquelles correspondent trois moments de l’architecture (la distinction et la dénomination des trois phases sont de Pingusson).

  • La phase du silence : la traversée du jardin permet au visiteur de s’éloigner de l’agitation urbaine et de faire silence en lui.
  • La phase du dépaysement : l’escalier étroit et raide constitue la transition entre le monde des vivants et celui des morts. Le monde extérieur s’évanouit et l’on pénètre dans un espace replié sur lui-même, intemporel, où interviennent uniquement l’eau et le ciel. La relative hauteur des parois hostiles et nues contribue à créer une sensation de claustrophobie. Pingusson reconstitue ce faisant la notion de lieu de détention : un endroit fermé, situé dans la ville, mais avec laquelle l’usager ne peut plus avoir de contact, ce qui exacerbe son désir de liberté. Le parvis se veut un lieu ambigu, à la fois ouvert et fermé.
  • La phase de présence : après un étroit passage entre les deux murailles, le visiteur est confronté au souvenir matérialisé par la lueur unique qui brille au fond de la galerie.

Il est plus que plausible de parler d’itinéraire initiatique. Ce qui frappe le visiteur du Mémorial, en dehors de toute valeur émotionnelle qui peut s’en dégager, c’est la qualité de l’espace, sans véritable équivalent dans l’architecture occidentale. On éprouve l’impression d’être ailleurs : les caractéristiques de l’espace proposé relèvent plus de la civilisation orientale que de l’architecture européenne (Pingusson avait effectué un voyage au Japon qui l’avait profondément marqué).

La conception des monuments funéraires contemporains présuppose la connaissance du jardin japonais : l’utilisation d’éléments minéraux et organiques pour les jardins de contemplation, leur intégration dans un site, la notion d’itinéraire à suivre en représentant les plus évidents symptômes. On retrouve certes la même notion dans l’usage que les moines faisaient de leur cloître ou dans la déambulation à l’intérieur d’une église chrétienne. Mais la démarche proposée ici est beaucoup plus radicale. Le Mémorial matérialise le processus suivant : atteindre au souvenir et au recueillement par la démarche physique en suivant un itinéraire précis, ritualisé. […]

En enfouissant son mémorial sous le square, Pingusson apportait une solution fondamentale au problème architectural qui lui était posé : concevoir un monument évocateur d’un événement précis. En se proposant comme « l’envers du monument », le Mémorial des déportés apporte une réponse à cette problématique ; il atteint beaucoup plus sûrement au symbole »[4].


[1] Guide CASA depuis 1998, Olivier Gamby est architecte. Après une première communauté à Vézelay, il a été guide à Cunault, Assy, Saint-Benoît-sur-Loire, Conques, Issoire et Cléry-Saint-André.

[2] Primo Levi, Les naufragés et les rescapés, Paris, Collection Arcades, Gallimard, 1989.

[3] Élisabeth Vitou, « Paris, Mémorial de la Déportation. Georges-Henri Pingusson (1894-1978) », AMC, n°19 février 1988.

[4] Ibid.

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