Réflexion sur deux interprétations communément admises
Texte de Vincent Guinot[1], photographies d’Emmanuel Bigo et d’Éléonore Picart-Garnier.
La basilique Sainte-Madeleine de Vézelay est pleine de mystères. Ainsi, comment interpréter ces personnages à tête de chien, là, sur un des compartiments situés à droite du tympan du portail central ? Ne serait-ce pas une référence évidente au dieu Anubis de la mythologie égyptienne, et par conséquence au passage de la vie à la mort ? C’est là le genre de propos que vous pourrez entendre si vous prêtez l’oreille aux discussions des visiteurs, et aux prises de parole de quelques guides improvisés. La basilique en vient même à attirer les visiteurs les plus férus d’ésotérisme et d’occultisme : druides, francs-maçons et parfois même satanistes assumés.
Bien sûr, contrairement à certains visiteurs, les guides CASA savent que les églises ont été avant tout faites dans une optique spirituelle, issue de la religion chrétienne et de la tradition catholique. Aussi se gardent-ils des interprétations non fondées historiquement, issues d’un symbolisme plaqué après coup, et liées à des idéologies modernes ou contemporaines.
Toutefois, sommes-nous nous-mêmes à l’abri des interprétations mal fondées, issues de courants de pensées modernes ou d’un vague bouche à oreille, davantage que de sources établies ? Ne nous arrive-t-il pas de céder à la tentation à laquelle succombent certains de nos visiteurs ? Dans cet article, on tentera de montrer que deux représentations souvent commentées de la basilique font fréquemment l’objet par les guides d’une interprétation contestable.
Le chapiteau dit « de la pendaison de Judas »
À tout Seigneur, tout honneur. On évoquera donc en premier lieu ce qui peut être considéré comme l’un des chapiteaux les plus connus de la basilique, et ce depuis au moins quelques années. Pourquoi cette célébrité ? Ce chapiteau ne saute pourtant pas aux yeux : rien n’a été fait pour le mettre en valeur. Il fait partie des chapiteaux hauts de l’église, et il est niché dans un coin près du narthex, dans une partie invisible à celui qui entre dans la basilique. C’est donc à la représentation qui figure sur le chapiteau qu’il convient d’attribuer sa gloire. Celui-ci se présente en deux parties. Sur le côté gauche de la corbeille, un homme se pend ; sur le côté droit, un autre homme emporte le cadavre du pendu sur ses épaules.
Depuis maintenant plusieurs années, une interprétation de cette petite scène, longtemps peu commentée, lui a valu sa célébrité. On aurait sur le côté gauche du chapiteau Judas, représenté lors de sa pendaison, tandis que l’autre côté figurerait le Christ lui-même, qui le prendrait sur ses épaules pour l’emmener au Paradis. Il s’agirait donc d’une représentation tout à fait exceptionnelle pour le Moyen Âge : on verrait ici Judas sauvé par le Christ. L’idée que Judas serait sauvé rejoint une idée plus large, très populaire depuis les années soixante, et défendue notamment par le grand théologien Urs von Balthasar : le Christ sauvera tous les hommes de l’Enfer, le salut sera donné à tous, et même à celui qui est présenté dans les Évangiles comme le traître par excellence, Judas.
Cette interprétation du chapiteau a par ailleurs été soutenue à plusieurs reprises par la plus grande autorité religieuse que l’on puisse trouver dans l’Église : le pape François lui-même. Celui-ci possède même une photo du chapiteau dans son bureau. Du point de vue iconographique, l’interprétation du pape s’appuie avant tout sur un parallèle entre la représentation située en partie droite du chapiteau et celle du « Bon Pasteur », représentation symbolique du Christ allant chercher les âmes perdues pour les emmener au ciel, tel un bon berger qui cherche et retrouve ses brebis égarées.
Toutefois, il n’existe en réalité aucun argument iconographique sérieux pour étayer cette interprétation. Si la représentation du Christ en tant que Bon Pasteur est fréquente pendant l’Antiquité, elle est au contraire rare au Moyen Âge, et les quelques exemples que l’on pourrait recueillir ne sont jamais hors de contestation. Il manquerait par ailleurs à ce Christ deux éléments iconographiques essentiels, presque toujours présents dans les représentations du Moyen Âge : il ne porte pas de barbe, et surtout, il ne possède pas de nimbe crucifère.
Par ailleurs, il paraît impensable qu’on ait pu au Moyen Âge faire faire au Christ l’espèce de grimace qu’arbore le soi-disant « Bon Pasteur » du chapiteau. Le pape François considère de façon pour le moins contestable que « les lèvres du Bon Pasteur esquissent un sourire non pas ironique mais complice[2]. » Mais même en lui concédant cette interprétation, très subjective, on doit objectivement constater que l’on ne représente jamais le Christ avec une telle expression au Moyen Âge.
Enfin et surtout, il y avait consensus au Moyen Âge pour considérer que Judas, appelé « fils de la perdition » par le Christ (Jn 17,12), était damné, ne serait-ce que parce qu’il s’était donné la mort. Or, on ne connaît aucun abbé, parmi ceux ayant dirigé Vézelay pendant la construction de la basilique, qui se soit distingué par des conceptions si extravagantes et si en avance sur son temps pour affirmer l’idée inverse. De surcroît, cet abbé aurait alors possédé un singulier courage pour s’exposer ainsi à la réprobation de tous, tant le fait de représenter un Judas sauvé aurait été au Moyen Âge considéré comme téméraire, voire hérétique.
Les trois médaillons centraux des voussures du tympan de portail central de Vézelay
Je le confesse, ce qui m’intéresse le plus quand je visite ou fait visiter une église, c’est la symbolique iconographique. Et parmi les éléments de représentation qui m’ont toujours le plus intrigué dans les églises romanes, figurent les sirènes : leur présence régulière est d’ailleurs encore inexpliquée des historiens de l’art. De ce fait, quand j’appris de la bouche d’un guide qu’un médaillon de l’église de Vézelay figurait tout à la fois une sirène, et une phrase expliquant sa présence, je fus pris d’un grand désir de découvrir la fameuse basilique. J’avais cru comprendre que cette phrase correspondait à une inscription gravée près d’un médaillon. Aussi me faisais-je déjà une joie d’essayer de la déchiffrer.
En arrivant quelque temps plus tard à Vézelay, où je devais être guide pour deux semaines, j’avais cependant largement oublié la fameuse phrase. Mais celle-ci devait rapidement m’être rappelée. En effet, alors que nous discutions des représentations dans l’église, un membre de la communauté qui précédait la mienne l’énonça sans même, me semble-t-il, que j’aie à le lui demander : « Le monde [ou le temps ?] est insensé comme un chien qui se mord la queue, trompeur comme un acrobate qui fait des tours, et séducteur comme une sirène qui joue de ses charmes ». Il m’expliqua que celle-ci fournissait une lumineuse explication de trois médaillons situés au-dessus du tympan central de la nef de Vézelay, dont le sens aurait été autrement bien obscur. Ceux-ci représentaient un chien, un acrobate, et une sirène, à chaque fois dans une position circulaire.
Toutefois, quand je lui demandai l’origine de cette phrase, il m’avoua son embarras ; il l’avait entendue d’une guide de la communauté précédente. Ainsi, loin d’être une magnifique inscription gravée comme je l’espérais, ma phrase mythique semblait flotter dans l’air, loin de toute origine connue qui puisse l’étayer. Par la suite, de tous les guides ou anciens guides résidant à, ou passant par Vézelay que j’interrogeai, la source la plus précise que j’obtins fut la suivante : « un moine médiéval ».
Ce n’est pas étonnant : il leur aurait fallu être bien curieux, avec une propension assez inquiétante à l’inquisition, pour aller chercher dans l’énorme classeur noir recueillant les documents les plus précis relatifs à la basilique Sainte-Madeleine, l’origine de cette mystérieuse phrase. Je m’y attelai donc. Après une assez longue recherche, je finis par trouver un polycopié évoquant la phrase en question, en la rapprochant prudemment des médaillons. Celle-ci était présentée comme issue du Manuel d’iconographie chrétienne grecque et latine, de Denys de Fourna.
En utilisant la magie d’internet, et avec la collaboration non moins précieuse d’une guide de ma communauté, je m’empressai ensuite de consulter ce vénérable manuel. Toutefois, dans les pages qui m’avaient été indiquées en référence, je fus incapable de retrouver la fameuse phrase. Denys y évoque bien le « monde insensé, trompeur et séducteur » ; mais il s’agit-là d’une citation selon lui à graver autour d’une représentation du « temps mensonger de cette vie », et non pas autour du Christ en gloire qui figure sur le tympan central de Vézelay. Par ailleurs, jamais Denys ne parle à cette occasion de sirène, d’acrobate, ou de chien qui se mordrait la queue, et de façon générale les éléments de rapprochement avec Vézelay se limitent à la représentation des mois et des saisons[3].
Par ailleurs, si Denys de Fourna était bien un moine, il ne s’agissait pas d’un moine médiéval : il a vécu entre le XVIIe siècle et le XVIIIe siècle. Il ne s’agissait pas non plus d’un moine occidental, mais oriental : il appartenait à une communauté du mont Athos, « république monastique » située au nord de la Grèce. L’éloignement géographique et temporel avec la basilique bourguignonne de Vézelay, achevée au XIIe siècle, est donc grand. Certes, il n’est pas du tout impossible que Denys soit dépositaire de traditions très anciennes, qui auraient été communes à l’Orient et à l’Occident. Les rapprochements ne sont donc pas à exclure ; mais ils gardent un caractère hypothétique et très douteux.
On constate donc qu’une citation répétée par plusieurs générations de guides CASA n’a qu’un fondement ténu dans les sources historiques, et n’existe pas en tant que telle. Pourquoi est-elle répétée année après année par des guides avec tant de confiance ? Probablement parce qu’un guide CASA n’a pas le temps, durant ses deux semaines de communauté, de vérifier toutes ses informations ; mais peut-être aussi parce qu’il est très tentant de trouver une interprétation probante à tous les éléments importants de l’église que l’on fait visiter.
Conclusion
Toutes ces remarques ne visent évidemment pas à jeter la pierre aux guides CASA qui auraient présenté ces deux interprétations comme des certitudes aux visiteurs : il est bien compréhensible, dans le cadre d’une communauté de deux semaines, de ne pas pouvoir tout approfondir, et d’en venir à répéter des informations sans vérifications suffisantes. Cet article a d’ailleurs pour auteur un énergumène qui a soutenu mordicus à ses visiteurs, durant toute une communauté, que l’église de Conques était l’église romane la plus haute du monde, parce qu’il pensait l’avoir entendu d’un frère… L’auteur ne prétend donc pas devoir être épargné par les critiques qu’il porte ici.
Toutefois, le fait que cela soit compréhensible et très difficile à éviter ne signifie évidemment pas qu’il ne faut pas chercher à l’éviter. Cet article est donc avant tout une invitation à la prudence : il vise à montrer qu’il faut se méfier des traditions de guide, transmises par le bouche à oreille, et qu’il faut autant que possible vérifier ses informations dans des sources sérieuses.
Par ailleurs, il entend modestement remettre en cause une tendance naturelle au guide : prétendre présenter des interprétations sûres de tous les éléments importants de l’église qu’il fait visiter. Certaines représentations demeureront sans doute toujours d’une interprétation malaisée, et il faut certainement accepter de laisser sa part au mystère.
Enfin, il invite à éviter de trop facilement se laisser influencer, concernant les interprétations livrées aux visiteurs, par des idées en vogue. Il semble à l’auteur qu’il faut toujours faire l’effort d’essayer de restituer la pensée des bâtisseurs de l’église, qui sur certains points n’est plus la nôtre, ou n’est plus à la mode : celle-ci ne peut éventuellement être dépassée qu’après coup.
Il ne s’agit donc pas d’affirmer que les deux interprétations critiquées n’auraient pas droit de cité. Même dans le cas du chapiteau dit « de Judas », on peut défendre cette interprétation comme une réinterprétation. Mais alors la chose doit être assumée comme telle, et la mention des probables véritables intentions des bâtisseurs, avec leur part de mystère, ne doit jamais être omise.
Concluons sur le mot « mythe », évoqué dans le titre. On peut définir, de façon schématique, un mythe comme une tentative d’éclairer un élément inexplicable par un récit fictif. De par ses mystères, la basilique Sainte-Madeleine en crée sans doute suffisamment d’elle-même pour que les guides CASA n’aient pas à en inventer d’autres.
[1] Guide CASA depuis 2016, Vincent est professeur de français, latin et grec. Il a effectué des communautés à Conques, Saint-Nectaire et Vézelay.
[2] Pape François, Quand vous priez dites Notre Père.
[3] Denys de Fourna, Manuel d’iconographie chrétienne grecque et latine, p. 409.
Un commentaire
Merci Vincent pour cette mise au point / mise en garde utile. Être guide CASA exige non pas tant de solides connaissances qu’un minimum de rigueur afin de ne pas se laisser tromper par les théories séduisantes que l’on peut échafauder soi-même ou proposées avec conviction par certains touristes. Le guide CASA a parfaitement le droit de ne pas tout savoir, mais ce qu’il dit ne doit pas être contestable. Cela étant, cela n’interdit pas aux guides de s’engager dans un débat avec les touristes, bien au contraire, mais à condition d’être faire la distinction entre connaissance et interprétation personnelle.