Texte de Noëlle Sergent. Photos d’Antoine Toursel et de Marc Roucaud.

Elle était si belle.

Paris, un soir d’octobre 2018.

Une grosse pleine lune aux grands yeux, posée sur le rebord d’un nuage, regarde la ville encore remplie de vie malgré la nuit. Devant la grande Dame, une foule immense se presse. On se tait ou on bavarde, on est debout ou on est assis, on ne bouge pas ou on marche, on attend. À droite, un écran s’allume. Tous les yeux se lèvent.

Et tout à coup, un grain de sable plus tard, la grande Dame éclate de lumière et de couleurs. Elle s’habille en lever de soleil, en ciel étoilé, elle s’embrase, elle met sa robe de forêt, de tentures, de rose étincelante, elle s’éclabousse en feux d’artifice et se calme en ciel de fées. Elle pleure, d’une cascade de larmes, sur tous les sangs humains versés dans les si vilaines guerres. La Dame joue de son orgue puissant, sonne de ses cloches à toute volée, virevolte de musiques parisiennes. Elle danse joliment devant la foule. Et notre Croix, notre Saint-Sacrement, énormes !

Là-haut, le ciel de nuit pétille d’étoiles et de lune aux grands yeux. Ronde ce soir, belle et blanche comme une eucharistie. Plus haut encore, notre Étoile du soir, notre Mère du ciel, Mère de bonté couronnée d’argent. Notre Dame de Cœur. Encore plus haut, bien plus haut, tout près du Père, dans la nuée et la brise légère, la Croix, notre Croix. La Croix du Fils ressuscité, du Fils de la Dame de Cœur.

« Dame de Cœur », parvis de la cathédrale Notre-Dame de Paris, octobre 2018

Paris, lundi 15 avril 2019.

Vers 19 heures 30, je sors de la Basilique Notre-Dame des Victoires. Une dame que je ne connais pas s’approche de moi et me dit que la Cathédrale Notre-Dame est en feu. Je n’y crois pas, je nie, je refuse ces paroles. La dame me montre l’écran de son téléphone portable. Je vois des flammes, de la fumée. Je suis sidérée. Je pleure et je me dirige aussitôt à pied vers notre cathédrale. Dans le ciel, un hélicoptère tourne. Je suis encore loin de l’Île de la Cité mais je vois au-dessus des toits une grosse fumée s’échapper rapidement vers l’ouest en direction du jardin des Tuileries. Je ne cesse de pleurer. Je longe la Seine. Tout en avançant, je parle à une ou deux personnes. Abasourdies comme moi. Je sanglote et j’avance.

Quand j’arrive sur le quai de l’Hôtel de Ville, au niveau du pont d’Arcole, la flèche est déjà tombée. Une foule très dense, compacte, figée, a les yeux fixés sur l’incendie. Des gens sont montés sur les murets et les bancs de bois. Des cris de stupeur, d’effroi, de désolation fusent. Certains pleurent. Les voitures collées les unes aux autres n’avancent pas. La sirène lancinante d’un camion de pompiers, bloqué par les voitures, se mélange aux klaxons et aux hululements des voitures de police. Les cris percent. Le bruit est infernal. L’hélicoptère tourne. La fumée s’ébouriffe. Je sanglote.

La cathédrale Notre-Dame entre chien et loup, depuis les quais de la Seine.

Les gens prennent des photos, filment, prennent des photos, filment… Mon téléphone vibre des nombreux messages envoyés par mes amis, mes proches. Je suis incapable de répondre. Je ne peux, à ce moment-là, communiquer qu’avec deux de mes fils. Ils m’appellent. Je pleure dans le téléphone. Ils pleurent avec moi. Je répète inlassablement, c’est affreux, c’est horrible, c’est dramatique, c’est impossible, mais ce n’est pas possible ! Je ne peux rien dire d’autre. Je suis dans l’incapacité de dire ce que je ressens. Je ne fais que balbutier une rengaine de lamentations vides de sens. En pleurant.

À certains moments, et à plusieurs reprises, il me semble que la fumée diminue, je dévore le ciel des yeux. Puis, d’un seul coup, de grandes flammes orange jettent leur venin empoisonné dans la grisaille de ce ciel à l’heure entre chien et loup. La foule redouble de cris. Je dis à mes fils, ça repart, c’est horrible, le feu repart ! Je pleure. De plus belle. Un raz de marée d’émotions remplit mon thorax. Je ne peux rien faire d’autre qu’égrener des plaintes répétitives. J’ai mal et je suis mutilée de mots. Je pense à ce trésor d’architecture, au travail des milliers d’hommes qui l’ont bâti, nourri, entretenu. Le drame est devant moi. La grande Dame se morcelle dans les flammes. Elle me remplit entièrement, je tombe avec elle. Je pense à mes visiteurs, à tous les visiteurs qui ont partagé avec moi les splendeurs de cet écrin unique. Je ressasse, je pleure, je n’ai pas de mots. Le feu continue. L’hélicoptère tourne. Au bout de deux heures, vidée, je pars.

« Je n’ai pris aucune photo de la grande Dame en feu. Devant l’incendie, je me disais, je l’aime tant, je la respecte tant, je ne veux pas fixer son déclin en images. « 

Les deux jours qui ont suivi, l’agonie de la grande Dame était clouée dans mon corps, j’étais ankylosée de stupeur, de détresse. J’ai beaucoup écouté la radio pendant ces jours-là. J’écoutais les informations. Je n’ai pas du tout regardé la télévision. Je n’ai pris contact avec aucun autre guide CASA, je ne le pouvais pas.

Le mercredi soir, je suis allée à la messe chrismale à Saint-Sulpice. J’ai suivi cette messe sur grand écran, à l’extérieur de l’église. L’homélie de Monseigneur Aupetit a fait renaître en moi des graines d’espérance. Notre Christ n’a pas besoin d’un temple de pierres. Il est Lui-même le temple. Il est le temple spirituel. Et nous, chrétiens, nous sommes les gardiens de son temple, nous en sommes les pierres vivantes. Notre foi n’est en rien altérée par ce drame.

De plus, d’entendre à la radio les plus grands spécialistes, les plus grandes compétences et les hommes du monde entier témoigner de leur attachement à la belle Dame et se mettre en œuvre pour la relever commençait à me rassurer. Mais quand même ! Je n’arrivais pas à m’y faire. Qu’une partie d’elle soit détruite à jamais, je n’arrivais pas à l’admettre. Même reconstruite à l’identique, le travail des bâtisseurs, le bois, les pierres du Moyen Âge, nous ne les retrouverons jamais.

Cependant, ce joyau planétaire, admiré dans le monde entier, bien que cruellement mordu par les flammes, se relèvera. Nous le relèverons.

Grand orgue et rose ouest, Notre-Dame de Paris.

Paris, dimanche 5 mai 2019.

J’étais à la messe de 18 heures 30 à Saint-Sulpice. J’avais encore ce grand brouillard de tristesse qui m’emplissait le corps. Après la messe, j’ai parlé à des bénévoles, à des salariés de la Cathédrale présents à Saint-Sulpice. Tous sont encore sous le choc de l’épreuve. Patrick, le sacristain, m’a dit, tout en continuant avec sa vigilance habituelle son travail de rangement, qu’au début il allait la voir tous les jours. En me parlant, il pleurait comme un enfant. À de précédentes messes, à plusieurs reprises, j’ai aussi vu les prêtres de la Cathédrale pleurer. Remplis de tristesse et de souffrance.

Voilà la force et la puissance de notre grande Dame. Elle était magnétique. Elle était tout. Haut lieu de spiritualité, de théologie, de prière, de liturgie, elle était une architecture unique, construite sur une île, sur un sol en dénivelé et en partie meuble. Dans la jeunesse de ses plus de 850 ans, elle campait solidement son assise en nous regardant droit dans les yeux. Elle couvait sous ses voûtes des peintures, des sculptures, elle résonnait de son orgue majestueux et de sa chorale inégalée. Les religieux y célébraient solennellement notre liturgie. Les fidèles se recueillaient et se ressourçaient. Les touristes admiraient.

Notre maison de Dieu revivra. Elle ressuscitera comme le Christ est ressuscité. La maison de Marie, sa mère, resplendira à nouveau et brillera de toute sa puissance. Ses cloches sonneront à toute volée, sa vie spirituelle, liturgique, artistique aussi, reprendra son cours, bien au-delà des obstacles terrestres qu’elle dépassera de toute la puissance de sa vitalité.

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